La censure d'internet va-t-elle s'étendre ?
Le dispositif permettant de bloquer des sites web djihadistes ou pédopornographiques sans l'accord d'un juge va-t-il s'élargir ? Plusieurs parlementaires le demandent.
Nicolas Sarkozy en rêvait, François Hollande l'a fait. Président, Nicolas Sarkozy souhaitait mettre en place une censure d'internet en France avec sa loi sur la sécurité intérieur Loppsi 2, mais c'est finalement sous le mandat de son successeur qu'elle s'est mise en place.
La loi de lutte contre le terrorisme, votée en septembre dernier, prévoit de bloquer les sites internet faisant "l'apologie du terrorisme". Un concept passé sans mal dans le contexte émotionnel suivant les attentats meurtriers contre "Charlie Hebdo" et le supermarché Hyper Cacher. Seulement, le gouvernement a ouvert la porte à un début de censure du web, une brèche dans laquelle nombreux sont ceux qui tentent de s'engouffrer.
A la mi-mars, cinq sites web ont ainsi été bloqués. L'Office central de lutte contre la cybercriminalité (OCLCTIC) a réclamé aux fournisseurs d'accès à internet français qu'ils bloquent l'accès à ces sites, jugés comme faisant "l'apologie du terrorisme". Le tout sans l'intervention d'un juge, même si, comme maigre garde-fou, la liste noire a été validée par une Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).
L'information sur les sites djihadistes a largement été relayée par la presse. En revanche, ce qui a été moins médiatisé, c'est que cette vague de censure s'est accompagnée du blocage de 5 sites qualifiés de "pédopornographies", selon le même procédé. En effet, le décret encadrant ces blocages prévoit la "répression du terrorisme ou la lutte contre la pédopornographie".
Ce type de blocage sans l'intervention du juge va-t-il se généraliser ? La sénatrice UDI et ancienne ministre Chantal Jouanno a déposé, lundi 23 mars, un amendement proposant d'élargir la censure aux sites de proxénétisme et de traite des êtres humaines (prostitution, etc.). Le même procédé que pour les sites djihadistes est ainsi proposé pour les sites "favorisant la traite des êtres humains et le proxénétisme".
Au Sénat encore, le groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE, centristes) a réclamé un débat sur la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui définit la liberté d'expression.
Le groupe envisage ainsi, sur le modèle de l'apologie pour le terrorisme, de "sortir du régime protecteur applicable aux infractions de presse" d'autres infractions. La loi de 1881 punit de nombreux débordements, dont l'apologie et la provocation à la discrimination, à la haine, à la violence, au racisme, à l'homophobie, à l'antisémitisme.
Contacté par "l'Obs", le groupe RDSE n'était pas disponible pour préciser quelles mesures pourraient justifier le blocage de sites web. Le président du groupe centriste Jacques Mézard (PRG) a précisé son opinion en séance :
"En 2015, internet offre au monde un autre visage, un espace sans foi ni loi", a plaidé le sénateur UMP Pierre Charon, devant le Sénat, saluant "l'initiative de Bernard Cazeneuve [...] de bloquer des sites internet".
Tandis que certains politiques veulent profiter d'une censure du web qui se passe de tout juge, d'autres continuent de dénoncer le nouveau procédé de blocage.
Adrienne Charmet de la Quadrature du Net craint surtout que l'application du décret ne glisse de la prévention de la lutte contre le terrorisme à la lutte contre les troubles publics :
Et selon le Conseil national du numérique (CNNum), qui a rendu un avis, le procédé ne sera de toute façon pas efficace :
Et les premiers blocages de sites sont l'exemple même des limites de la nouvelle procédure. D'abord sur la forme, puisque le blocage n'a été que partiel, plusieurs fournisseurs d'accès à internet n'ayant pas bloqué les sites, rapporte "le Monde". Le quotidien note également que "de nombreuses manières existent pour contourner ce blocage", limitant son impact.
Sur le fond ensuite, la censure est fortement critiquée, notamment par le site spécialisé Numerama qui a déposé un recours. Parmi les cinq sites bloqués figure Islamic-News.info qui aurait publié la traduction d'un discours du chef de l'État Islamique appelant à "l'éruption des volcans du djihad", selon le gouvernement cité par "le Monde". "La présence d'une telle publication illicite ne saurait justifier à elle seule le blocage de l'intégralité du média", estime Guillaume Champeau de Numerama.
"Le Figaro" souligne, qu'au total, deux recours ont été déposés auprès de l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), réclamant la motivation détaillée à bloquer les sites. L'office a deux mois pour y répondre. Passé ce délai, il sera possible pour les auteurs des recours de lancer une procédure contentieuse et de saisir un juge, avec dans l'idée de soutenir une question prioritaire de constitutionnalité.
Ce qui permettrait d'éviter que l'OCLCTIC ne devienne "une sorte d'ORTF", comme le surnomment ses détracteurs. L'office a fait savoir, lors de son audition au Sénat, qu'il a dans son viseur plusieurs centaines de sites pédopornographiques et une cinquantaine de sites web djihadistes.
Boris Manenti