C’est l’affaire la plus dangereuse pour Nicolas Sarkozy. La plus compromettante, aussi, pour son avenir politique. Mis en examen pour trafic d’influence, corruption active et violation du secret professionnel, l’ancien président est accusé d’avoir cherché à corrompre un haut magistrat de la Cour de cassation par l’intermédiaire de son avocat afin d’obtenir des informations confidentielles sur un dossier judiciaire en cours. Libération, France 3 et France Inter ont eu accès au rapport de synthèse des policiers chargés de l’enquête et à plusieurs procès-verbaux d’audition, dont celui de Nicolas Sarkozy.

Datées du 2 juillet et signées par la chef de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), Christine Dufau, les conclusions de l’enquête sont formelles : «Les conversations enregistrées entre Thierry Herzog, Nicolas Sarkozy et Gilbert Azibert sont claires sur leurs intentions, et leurs propos ne suscitent pas d’interrogation quant à leur volonté et leurs attentes  : Gilbert Azibert est sollicité pour obtenir des informations et démarcher des conseillers à la Cour de cassation. En contrepartie, Nicolas Sarkozy accepte de l’aider à obtenir un poste à Monaco. Ces faits sont constitutifs du trafic d’influence, qui rappelons-le, prévoit l’influence réelle ou supposée». C’est, à ce moment, la première fois que les faits reprochés à Nicolas Sarkozy sont aussi clairement établis.

Stratagème. Pourquoi l’ancien Président et son avocat sont-ils poursuivis  ? A l’époque, il s’agit pour eux d’empêcher que les agendas présidentiels saisis dans le cadre de l’affaire Bettencourt ne soient versés à d’autres dossiers gênants, comme l’affaire Tapie ou celle sur le financement libyen de la campagne de 2007. Un point juridique crucial qui devait être tranché par la Cour de cassation début 2014. Pendant des semaines, Nicolas Sarkozy et Thierry Her­zog vont donc essayer de se renseigner sur les débats en cours au sein de la juridiction suprême, et même tenter d’en influencer le cours. Pour ce faire, ils utilisent des téléphones secrets afin de déjouer d’éventuelles écoutes. Le 11 janvier, Thierry Herzog a ouvert deux lignes à Nice sous le nom de Paul Bismuth. Dans le jargon policier, on parle de «TOC» ou de «téléphones balourds». Herzog expliquera avoir eu recours à ce stratagème pour éviter d’être espionné par des «officines».

C’est sur cette ligne, baptisée «ligne Bismuth» par les enquêteurs, que les deux hommes vont échafauder leur plan secret. La première conversation qui intrigue les enquêteurs date du 28 janvier 2014. «On a reçu hier le mémoire du rapporteur», se félicite Thierry Herzog. Il s’agit du rapport rédigé par Didier Guérin, conseiller rapporteur à la Cour de cassation. Jusqu’ici rien d’illégal, puisque ce document neutre, qui se contente de rappeler les faits de procédure, est versé aux différentes parties. Thierry Herzog expliquera d’ailleurs en garde à vue que ce rapport lui a été adressé de façon légale par Patrice Spinosi, conseil de Sarkozy près la Cour de cassation. Mais le lendemain, Herzog précise au téléphone que «Gilbert» a «bien bossé». C’est la première mention de «Gilbert» dans les écoutes.

Haut magistrat à la Cour de cassation, Gilbert Azibert est un vieil ami de Thierry Herzog, qu’il connaît depuis vingt ans. Nicolas Sarkozy explique l’avoir rencontré pour la première fois en mai 2013, rue de Miromesnil, au cours d’un déjeuner organisé à l’initiative de Patrick Ouart, son ancien conseiller justice, en présence de Michel Gaudin, ex-patron de la police. En quoi Gilbert Azibert a-t-il si bien «bossé» ? Thierry Herzog fournit un élément de réponse : «Surtout, ce qu’il a fait, c’est le truc à l’intérieur quoi…».

«Boulot». Derrière cette remarque sibylline, les policiers en sont convaincus : le magistrat a tenté d’influencer directement certains membres de la Cour de cassation. «A l’intérieur de quoi, si ce n’est à l’intérieur de la Cour de cassation ?» notent les policiers. Le rôle d’Azibert est d’autant plus suspect que, le lendemain, Herzog assure à son client qu’il a eu accès «à l’avis qui ne sera jamais publié du rapporteur», précisant que cet avis conclut au retrait de toutes les mentions relatives aux agendas. «Tu sais que là, c’est du boulot», se réjouit l’avocat. Cet avis est l’un des points clés de l’enquête. Contrairement au rapport, légalement obtenu par Herzog, l’avis correspond au délibéré du rapporteur. Il est donc secret. Un avis dont ni le procureur général ni les avocats n’ont connaissance, y compris après que l’arrêt de la Cour soit rendu. C’est pourtant cet avis confidentiel auquel se targue d’avoir eu accès Gilbert Azibert. Ce dernier n’est pas le seul à informer Herzog et Sarkozy sur la procédure.

Début février, Sarkozy explique avoir vu un autre ami, «celui qui a une femme un peu compliquée». Cette source haut placée lui aurait confirmé que «pour le conseiller rapporteur, ça se présentait bien aussi». De son côté, Gilbert Azibert va continuer à «bosser». Le 5 février, Thierry Herzog explique à Sarkozy qu’il a rendez-vous en fin de matinée avec un des conseillers «pour bien lui expliquer ce qu’il faudrait». C’est aussi ce jour-là que, pour la première fois, Sarkozy se demande comment le remercier pour son implication. «Il m’a parlé d’un truc sur Monaco, parce qu’il voudrait être nommé au tour extérieur», raconte Herzog. La réponse de Sarkozy fuse  : «Appelle le aujourd’hui en disant que je m’en occuperai, parce que moi je vais à Monaco et je verrai le prince».

«Démarche». Deux semaines plus tard, l’ancien président se rend dans la principauté. Sur la ligne «Bismuth»,il demande à son avocat de ne pas évoquer ce voyage sur la ligne officielle. «Je ne voulais pas que mon séjour à l’hôtel de Paris à Monaco soit connu des autorités politiques françaises», justifiera-t-il en garde à vue. Un déplacement privé qui devait aussi lui permettre de donner le «coup de pouce» promis à Azibert, selon les policiers. «Tu peux lui dire que je fais la démarche, dit Sarkozy à Herzog le 24 février. Que je vais faire la démarche auprès du ministre d’Etat demain ou après-demain». Le lendemain, il confirme  : «Je voulais te dire, pour que tu puisses le dire à Gilbert, que j’ai rendez-vous à midi avec Michel Roger, le ministre d’Etat de Monaco».

C’est la dernière fois que Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog parlent «normalement» sur leur ligne secrète. Le jour même, à 12 h 41, l’avocat appelle Air France pour réserver le prochain vol pour Nice. Le soir même, il dîne avec Nicolas Sarkozy et son épouse. Mais face aux policiers, l’un et l’autre jurent n’avoir absolument pas parlé d’Azibert. Selon Sarkozy, son avocat aurait appris ce jour-là par un journaliste que les «écoutes Buisson» étaient sur le point de sortir. «Le soir, on est totalement focalisé sur l’affaire Buisson, dira l’ancien président aux policiers. On est avec ma femme qui se moque du tiers comme du quart de l’histoire Azibert». Aucun rapport, donc, avec le fait d’avoir appris leur mise sur écoutes. C’est pourtant à partir de cette date que les conversations téléphoniques entre les deux hommes vont changer radicalement, comme l’a déjà raconté le Monde.

Le lendemain de leur dîner à Nice, Sarkozy et Herzog évoquent Azibert sur leur ligne officielle alors qu’ils n’en ont encore jamais parlé jusque-là. «Tu vas m’en vouloir, s’excuse Nicolas Sarkozy,mais, j’ai réfléchi depuis. J’ai eu le ministre d’Etat, qui est un type bien, qui voulait me parler de la situation à Monaco […] et je préfère te le dire, je lui ai pas parlé de Gilbert […]. Pourquoi  ? Parce que d’abord c’est pas venu dans la conversation, ça m’embête, et pour te dire, ça m’embête de demander quelque chose alors que je connais pas très bien».

Rupture. Le même jour, pour être sûr que le message est bien passé, les deux hommes se rappellent sur la ligne Bismuth. «Je ne l’ai pas senti d’en parler, j’ai pas envie», insiste Sarkozy. «Bah oui, mais quand on sent pas quelque chose», renchérit Herzog. Pour les policiers, cette discussion est en rupture complète avec les précédentes. Dans leur rapport de synthèse, ils soulignent avoir établi que «Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy ont bénéficié au cours de la journée du 25 février 2014 d’une information leur ayant permis de savoir que des investigations étaient menées en liaison avec la ligne Bismuth».

Selon les enquêteurs, cette information a été donnée entre 10 h 20 (heure de la dernière conversation «normale» sur la ligne Bismuth) et 12 h 41, heure à laquelle Herzog appelle Air France. «Ces informations dont ils ont bénéficié n’ont pas permis de dérouler normalement des investigations», concluent les policiers. Azibert, lui, ne se doute encore de rien. Le 2 mars, bravache, il envoie un texto à Thierry Herzog. «Bravo pour ta marionnette aux Guignols, c’est la consécration.» Le lendemain, Herzog lui indique avoir appris «certaines choses» l’ayant conduit à «raconter certaines choses au téléphone». Puis le 4 mars, les deux hommes voient leur bureau et leur domicile perquisitionnés. Une semaine plus tard, le 11 mars, la Cour de cassation rend finalement sa décision. Elle est défavorable à Nicolas Sarkozy. Reste à savoir ce qu’elle aurait été si l’affaire n’avait pas éclaté quelques jours plus tôt.

Emmanuel FANSTEN